Apologie de MONGO BETI

J’ai connu Mongo Beti (qui nous a quitté le 07 octobre 2001) comme beaucoup d’autres de ma génération, à travers la figure d’EZA BOTO. J’étais alors un jeune collégien au Lycée d’Obala. Il s’attachait avec son génie de romancier, à travers son roman Ville cruelle, à décrire la vie quotidienne dans une ville tropicale en colonie. Cette « ville cruelle» qui était l’emblème de la ville coloniale, était le concentré de toutes formes d’ambigüités raciales, sociales et économiques. Urbanité et ruralité s’y mimaient sur fond d’une socialité, construite par des politiques de la séparation spatiale, raciale et sociale.

Plus tard, le sociologue que je suis devenu, est resté proche de ce témoignage lucide de la socialité coloniale. Et le romancier est presque toujours présent dans les bibliographies sociologiques traitant des problématiques de la ville en Afrique noire. Mais, plus amplement, Mongo Beti est non seulement l’une des grandes figures de la littérature africaine qui a mis son génie au service de la multitude (les opprimés), mais aussi un homme dont les convictions morales et l’intransigeance éthique ont parfois condamné à la solitude dans un environnement camerounais marqué par la culture de la versatilité.

Actualité d’un héritage esthétique et moral

Mongo Beti fut assurément marqué par les brimades coloniales. Mais, il fut simultanément l’un des témoins vivant de l’illusion que fut l’espérance upéciste qui, dans le contexte camerounais, mêlait le refus de la servitude volontaire et la prophétie d’un temps politique marqué par l’autogouvernement. C’est-à-dire l’idée que, l’on pouvait « se mettre debout par soi-même ».

Il faut avoir à l’esprit que la répression et les injustices à l’époque avaient d’abord une coloration raciale. Les blancs réprimaient et dominaient les autochtones (indigènes) qui étaient des noirs. L’espérance upéciste, comme emblème de la lutte anticoloniale, posait dans l’idéal l’équation qui s’avéra fausse suivant laquelle : départ des blancs = fin de la colonisation, de la répression et des injustices. Chacun d’entre nous sait que le cycle qui commença en janvier 1960, inaugura quelque chose de plus tragique : l’expérience généralisée du fratricide, la domination du frère par le frère, la brimade du frère par le frère, sous ses multiples formes. L’actualité de cette expérience rappelle que nous ne sommes « pas encore debout ».

À travers ses choix esthétiques et ses engagements moraux, il a travaillé à contrecourant de l’ordre établi : un ordre oppressif et répressif, voué à la compromission avec les forces d’ensauvagement, où la vérité et le mensonge loin d’être des catégories morales, constituaient plutôt des catégories simplement rhétoriques.

La dissidence ici, n’a donc rien de polémique ou de physique. Elle est une prise de position morale sur la finalité de la vie, sur le statut de l’Homme quel que soit sa vulnérabilité, sa condition, sa coloration. Cette dissidence est aussi une esthétique de la colère face au « béniouiouisme » rampant, au silence des mots mesurés, à la bienséance pensante et littéraire dans une époque, tentée de banaliser la tragédie de la brimade.

Mongo Beti, nous apprend à nous nous mettre en colère contre les servitudes instituées. C’est pourquoi son héritage moral est toujours vivant au sens incandescent du terme. Cet héritage sera pour longtemps encore, une injonction permanente à la créativité, à l’intégrité, au refus de l’oppression et de la compromission pour les générations qui viennent.


De son vivant ses contemporains l’avaient-ils compris ?

Par contemporains, s’il faut d’abord entendre ceux de sa génération, il faut dire que beaucoup avaient fait des choix moraux et politiques contraires aux siens. En cela, ils l’ont systématiquement combattu, je dirais presqu’à mort.

Toutefois, à une époque, l’on fit une certaine distinction entre l’homme et l’œuvre, entre le romancier et l’homme public, entre la sphère poétique et la sphère politique. C’est pourquoi, on pouvait lire certaines de ses œuvres durant les pires moments de la dictature monolithique sans que cela ne soit problématique.

Plus tard et paradoxalement, sous l’ère pluraliste, les choses sont devenues plus ambigües. Plus amplement toutefois, l’expérience camerounaise nous enseigne qu’il ne suffit pas de comprendre, voire de partager un combat, pour nécessairement se mobiliser pour ce combat.

J’ai par exemple à l’esprit cette polémique politicienne autour du COLICITE (Collectif pour la libération du citoyen Titus Edzoa) que très peu avaient compris. La plupart de ceux qui ne comprennent pas s’inscrivent dans un paradigme politicien, alors qu’ici, le geste de Mongo Beti s’inscrivait dans un paradigme plutôt moral. La cohérence morale, contrairement à ce que la multitude peut penser, n’a pas à choisir entre bonnes victimes et mauvaises victimes d’une injustice.

Pour ceux d’entre nous, dont une bonne part de l’éthique et de la métaphysique est adossée sur certains grands principes de la sagesse « christique », l’on sait que le christ lui-même, souleva de telle polémiques, pour avoir déjeuné avec un collecteur d’impôt ( un détourneurs de fonds publics un peu) ou pour avoir pris la défense d’une prostituée ou d’une femme adultère, etc. Vouloir faire subir aux autres ce qu’ils vous ont fait subir, est précisément le degré zéro de la justice.

Et et dans l’histoire, les grands hommes sont ceux qui ne se sont pas compromis avec ces philosophies de la vengeance. La conversion, contrairement à ce que la multitude croit, est d’abord une catégorie morale et non une catégorie religieuse. Le Pardon, comme miracle moral, ouvre la voie de la conversion, de la réconciliation et de la montée en humanité. C’est ce que Nelson Mandela et l’expérience postapartheid en Afrique du Sud nous enseigne.

Vie éternelle et présence perpétuelle

Un vieil aphorisme prétend que la culture est ce qui reste lorsqu’on a tout oublié. Mongo Beti a d’abord été un homme de culture, c’est d’abord un patrimoine culturel. Le destin de son corps a suivi le cours normal qui attend tout ce qui est poussière et qui retourne poussière.

En revanche, la trace qu’il a laissé à travers ses écrits, actualiseront toujours sa présence parmi nous. Même le destin scolaire de ses œuvres, peut parfois subir certaines formes de « punitions », on sait que toute réhabilitation est toujours possible. Au-delà même de ce destin scolaire, il en est de la « culture » comme de l’esprit : leur destinée commune les condamne à la vie perpétuelle, peu importe que ce soit ici ou ailleurs. Il est certain que dans les années qui viennent, les collèges, les librairies, les fondations, les sociétés savantes, les cercles littéraires portant son nom se multiplieront au-delà de ce que nous connaissons.

A travers le monde déjà, à ce que je sache les lumières de Mongo Beti continuent d’inspirer la critique littéraire de façon générale et la culture. Son héritage esthétique ne cesse d’être tourné et retourné dans tous les sens. Cela inspire une certaine fierté collective comme camerounais et exigera probablement que nos compatriotes, soient plus présents sur les places où dans le monde, le verbe de ce compatriote inspire la rencontre des humanités et des cultures.

Enfin pour ma part, tant qu’il y aura des hommes, il y aura des talents. Chaque génération a ses profils, ses problématiques, ses priorités et ses engagements. Au-delà de l’homme et de ses engagements moraux et politiques, dans les combats de la vie quotidienne, je souhaite encore une fois m’incliner devant l’artiste qu’il fut. Il fut un grand créateur ; et un créateur est toujours un inspirateur. Je suis de ceux qui pensent que chaque fois qu’un savant meurt, l’humanité est retardée, mais chaque fois qu’un artiste meurt, l’humanité est frustrée à jamais.

Armand LEKA ESSOMBA

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